• The Wheat

    Il y a des souvenirs parfois si profondément enfouis qu'il faut une mélodie, une note particulière, un regard ou une impression pour qu'ils ressurgissent soudainement, avec leur cortège de sensations et de visages. Vespers ramène jusqu'à moi l'ondulation du blé sous le vent, ces journées entières que je passais à gambader dans ce champs du bout du monde, qui représentait pour moi la frontière de l'inconnu, la fin de la civilisation, la fin de tout. Je me souviens que, parfois, je franchissais la limite imaginaire que mon esprit avait fixée, j'avais l'impression que le jour où je passerais de l'autre côté je ne pourrais plus jamais revenir. Au-delà, dans mon esprit d'enfant, il y avait tous les gens qui étaient morts sans que je me souvienne d'eux, il y avait des camarades oubliés, il y avait Dieu, des animaux féériques et des personnages que je rêvais de rencontrer tout droit sortis des contes qu'on me confiait le soir. Et parfois lorsqu'il pleuvait des deux côtés de la limite j'avais peur d'être absorbée, d'être forcée à la franchir alors que je n'étais pas prête, j'avais encore tellement le temps.
    J'y suis retournée l'autre jour, j'ai vu la barrière en ruines et le blé désseché, l'arbre gigantesque qui n'offre plus d'ombre, et la limite imaginaire que je n'arrivais plus à situer, comme si mon regard d'adulte n'arrivait plus à la différencier d'un sol un peu plus sec, d'un épis un peu plus grand, d'un hasard du relief. Il y avait toujours le vent, pourtant, qui faisait onduler le blé comme des vagues, et moi perdue au milieu, avec cette eau lumineuse qui ne m'arrivait plus qu'aux genoux alors que j'avais autrefois l'impression de pouvoir m'y noyer.
    Il n'y avait plus personne, plus rien, et aucun souvenir de ce que mon esprit enchanteur avait dessiné dans le champs, ce que mes yeux rêveurs avaient cru apercevoir à l'horizon, des tâches sombres lointaines qui n'étaient que des silhouettes d'arbres. J'ai vu mon quotidien se peupler de toutes les personnes que j'avais rencontrées depuis, j'ai vu leur ombre se dessiner devant moi en l'espace de quelques secondes, et je les ai contemplées. Ce sont eux, à présent, mes animaux féériques, mes personnages extraordinaires, mes héros sortis des contes; ils sont ceux que j'aurais aimé connaître, ils sont ceux que j'ai oubliés; leurs sourires me font penser à Dieu. Et je sais que chaque visage que je contemple vient peupler le champs aujourd'hui, comme si les âmes se déplaçaient en cortège jusqu'à ce paradis perdu, ce havre et ce refuge où rien ne pourra jamais leur arriver. Est-ce qu'ils resteront, est-ce qu'ils passeront la limite, là où je ne pourrais pas les suivre? J'ai l'impression d'avoir tant à faire et tant à connaître, j'aimerais parfois emboîter le pas de ceux qui ont choisi d'en avoir le coeur net, mais ceux qui attendent encore me donnent le courage de rester.
    Et je sais, aujourd'hui, que le champs a été vital pour moi, je sais que sans lui je n'aurais pas eu la force de continuer, d'avancer en frôlant cette limite qui m'attendait, en la suivant parfois du bout du doigt, en regardant ceux qui la traversent et en les saluant d'un signe de la main. Je sais que je les reverrais mes licornes et mes fées, ces personnages magiques travestis en humains, si profondément ancrés dans leur costume de chaire qu'ils ne soupçonnent parfois même pas qu'ils appartiennent à ce monde où des rayons de couleur irradient les cieux. Et je bénis chaque jour la chance que j'ai de pouvoir les croiser, alors que je ne pouvais que les observer de loin, les contempler avec un sourire rêveur sur le visage, en regardant le vent dessiner leurs pas dans le champs de blé.


  • Commentaires

    1
    Mardi 12 Juin 2007 à 22:50
    L'édifice immense du souvenir
    Ce coup-ci ce n'est pas un texte de moi, mais de Proust (un de mes maîtres) issu du premier tome de la recherche du temps perdu ("Du côté de chez Swann"), qui me fait irrésistiblement penser au tien :) C'est l'épisode de la madeleine trempée dans le thé, si célébre mais que finalement peu de personnes le connaissent en entier, et qui est sublime. Je coupe un peu pour une question de place, pas facile de glisser du Proust dans ces toutes petites fenêtres ! héhé
    Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. II m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. II est temps que je m'arrête [...] Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. [...] Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de chercher la vérité. [...] Chercher ? pas seulement : créer. II est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. [...] Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances traversées. [...] Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin [...] ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; [...] peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé. [...] Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.
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