• La rive

    Je me rappelle, ce soir-là, j'ai passé une bonne partie de la nuit assise sur la grève, avec le chant des vagues comme seule compagnie. Moi qui ai peur du noir, je n'avais même pas vu le jour baisser et la voûte se consteller d'étoiles; moi qui ai peur de l'eau, je n'avais même pas pensé un seul instant à une éventuelle marée, dont la seule idée aurait dû me faire fuir. Ce soir là je ne pensais à rien, ou au contraire je pensais à tout,à tellement de choses que rien ne pouvait m'atteindre. C'était la première fois que je perdais quelqu'un de proche, la première fois que je faisais véritablement l'expérience de la poussière qui retourne à la poussière, et qui emporte tout avec elle. Pendant de nombreuses semaines voir quelques mois, j'avais vu l'esprit se dissoudre dans l'air; je ne me posais pas la question de savoir si c'était une image ou non: il était là. Par moment, je me demandais combien de temps il lui faudrait pour disparaître totalement: l'âme avait-elle vraiment besoin d'autant de temps pour s'évaporer, resterait-elle au contraire toujours là, à planer au dessus des vivants? Par moment j'avais peur, peur d'être observée, de devoir répondre de mes paroles et de mes pensées, d'être attirée par ce fourmillement dans l'air que je pouvais voir aussi distinctement qu'un rayon de soleil. Je n'étais pas bien grande encore mais, à l'heure où mes cousins eux aussi endeuillés évacuaient leur peine à grand renfort de chants au coin du feu, je m'étais écartée pour suivre la lumière, déja, et voir jusqu'où elle pourrait s'aventurer.
    C'est elle qui m'avait conduite ici, je crois, c'était pour penser à tout ça que j'avais éprouvé le besoin de m'asseoir, et de regarder dans le vide. J'aimais déjà la mer à l'époque, mais encore plus aujourd'hui, surement grâce à ce soir-là d'ailleurs. Parce que c'est ce soir là que j'ai réalisé qu'il n'y avait pas de mal à souffrir, certes, mais qu'il n'y avait pas non plus de mal à guérir de ses plaies. C'est en levant les yeux vers ce ciel dégagé d'avril que j'ai vu que l'esprit n'était plus là, qu'il n'y avait peut être même jamais été, que j'avais juste eu peur de l'oublier, que je me serais sentie coupable. J'avais faussement pensé que la douleur lui rendrait hommage, ou honorerait au moins l'épreuve qu'était sa perte; alors que, au fond, je ne pensais pas qu'il trouverait un quelconque intéret à nous savoir accablés. Et puis quand j'ai réalisé que je n'avais plus autant de peine qu'avant, j'ai senti le poids du souvenir s'envoler et, soudainement, je ne me suis plus sentie obligée de broyer du noir.
    C'est à ce soir là que je pense, aujourd'hui, quand le sourire des proches et les paroles de ceux qui sont loin me réchauffent le coeur. Je me rappelle que tout ce qui est donné de bon coeur est bon à prendre, même le scintillement éphémère d'une étoile filante, un compliment adressé dans la rue, une bonne nouvelle, une invitation. Je me rappelle que ce soir-là j'avais réalisé que non, on n'est pas obligé d'être malheureux quand quelque chose de malheureux nous arrive, et qu'il reste toujours bien plus de raisons de se réjouir que de se morfondre. Alors quand je sors de mon nouveau chez-moi le matin je ne regarde plus par terre depuis quelques temps, je redécouvre que les gens autour de moi ont un visage, que parfois même ils sourient. Qu'au fond, ils se soucient bien peu de ce qui a pu nous arriver avant, il y a quelques mois, il y a quelques années. Que, dans un sens, il faut renaître chaque jour pour pouvoir les regarder dans les yeux, et parfois leur répondre. Je regrette de ne pas m'en être rendue compte avant, d'avoir pensé que je pouvais traîner ma carapace à bout de bras comme si sa présence allait être évidente pour tout le monde. Je la laisse à l'étage désormais, et tant pis si je prends quelques éraflures pendant la journée, les autres arrivent très bien à s'en remettre. Et je suis tout ce qu'il y a de plus commun.


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