• ...in the rain

    Ce soir il y a des notes qui s'échappent par la fenêtre grande ouverte, qui se mêlent au hurlement du vent sur les toits, à la cadence frénétique de la pluie qui lave les chemins souillés de la ville, les gens, les âmes. Ce soir elle est plus que jamais symbole de mort et de renaissance, elle représente plus que jamais son symbole de source de vie, elle donne l'impulsion première, elle accompagne l'effort, elle le récompense lorsque, enfin, un sourire efface la trace de la larme fraichement tombée. Ce soir elle glisse autour de moi et elle ne me fait pas peur, je me rappelle qu'elle est tombée des milliers de fois auparavant, elle peuple mes souvenirs les plus flous, les plus douloureux, les plus beaux, les magiques.
    Ce soir je me rappelle de cette nuit d'automne où je suis partie en claquant la porte, trop vite pour qu'il ai le temps de me rattraper, trop loin pour qu'il sache où je suis, pour qu'il puisse le deviner. J'ai compris cette nuit-là que je m'étais trompée et la pluie venait sceller cette révélation de sa marque implacable, comme si elle se penchait sur moi d'un air moqueur, qu'elle me trempait jusqu'aux os pour me montrer que c'était inévitable, que j'aurais dû le savoir avant; que je l'ai su, mais que j'avais fermé les yeux. Et les voitures passaient en trombe et déversaient de véritables marées sur les trottoirs, agents de l'apocalypse prêts à englouttir le monde dans un océan de regrets. Il n'y avait rien d'autre que la pluie, cette nuit-là, elle voilait les lieux et les visages, enveloppait les voix, les sons, les sirènes hurlantes de la cité qui ne dort jamais. Elle était le dénominateur commun à toutes les peines du monde, l'élément fondateur, le lien, la source de tout mais aussi la fin; elle me rappelait ces paysages de désolation qui peuplaient mon esprit et les récits que je couchais sur papier, des histoires tristes où les eaux dévalaient sans fin des terres arides où rien ne poussait jamais.
    Mais ce soir je me rappelle aussi de cette autre nuit où nous sommes rentrés à la maison sous une pluie d'hiver battante, avec de la neige plein les trottoirs et des flocons dans le vent. J'en avais recueilli et je lui en avais jeté, il avait riposté, bien sûr, et nous nous étions pourchassés jusqu'à notre palier, sous le regard lointain des passants, silhouettes fantomatiques qui ne faisaient que traverser notre monde à nous, éléments du décor à la fois futiles mais indispensables pour le rendre vrai. Je n'avais pas les idées bien plus claires à l'époque mais la pluie nous avait bénis cette nuit-là, je ne m'étais jamais sentie aussi purifiée, comme si elle lavait tous les peines qu'elle avait accompagnées jusqu'alors, ces moments de désespoir et de solitude qu'elle avait bercés comme une onde froissant la surface de l'eau.
    Je me rappelle de cette nuit sur la terrasse en Ardèche quand l'orage s'est abattu sur la petite maison de bois, lorsque je suis restée dehors à regarder les feuilles plier sous la puissance de l'eau, les animaux fuir jusqu'au refuge le plus proche, les éléments se taire, comme pour écouter. J'avais l'impression que la nature elle-même se plaçait aux premières loges pour assister à cette manifestation qui n'était pas de son ressort, j'avais l'impression qu'elle était fascinée, elle aussi, qu'elle avait à la fois hâte et peur, comme si elle ne maîtrisait plus rien. Et je pouvais voir les trombes d'eau modifier le paysage, creuser de nouveaux chemins et en effacer d'autres, comme si chaque route que l'on arpentait pouvait à tout instant changer de direction.
    Et puis cette nuit toute récente de Septembre où la pluie nous a surpris en l'espace de quelques minutes; je pouvais essorer mes vêtements par la suite, mais je n'avais pas été aussi heureuse depuis longtemps, de pouvoir traverser les torrents qui courraient sur les trottoirs, de gambader sous les trombes d'eau qui ne semblaient jamais devoir s'arrêter, de lever les yeux vers le ciel et de ne rien voir d'autre qu'une immensité obscure et mystérieuse qui arrosait les petites créatures que nous sommes, comme pour mieux les voir pousser. J'aurais pu rester la nuit entière et laisser l'eau laver mon âme et la sienne, laver tout ce qu'il y avait de triste et de déplaisant, tout ce qui ne méritait pas d'être. Et aujourd'hui c'est ce que je voulais, au départ, lorsque j'ai ouvert grand ma fenêtre et que je suis sortie sur le balcon, pour voir si elle tombait vraiment très fort, si je pouvais y aller, si elle pourrait emmener loin de moi ce trouble qui commençait à me coller à la peau. Alors elle m'a remémoré ces instants-là, ces nuits, anciennes et récentes, avec des personnes différentes, certaines qui sont loin, d'autres toutes proches, dans ma propre ville, celle que je ne croyais que peuplée de fantômes et de regards sans vie. Cette ville qui m'a donné son plus beau regard, et bien plus que ça, son rire le plus vivant, le plus spontané, celui que les gens ne remarquent pas tant ils sont occupés à contempler ses yeux, mais celui qui me fait fondre. Et quand je l'ai vu rayonner sous la pluie cette nuit-là, je crois bien que je n'avais jamais rien vu d'aussi beau, pas même dans les scènes les plus grandioses de mes écrits, où même si les cités regorgent à présent de vie et de notes de musique suspendues dans l'air, je n'aurais jamais pu inventer un rire comme le sien.

     

    (bon anniv, Giyomu. et merci pour tout)


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