• Monuments

    Il y a des choses que je remarque beaucoup plus depuis que je ne lis plus en marchant. Peut être est-ce l'atmosphère studieuse des mois de fac qui me monte à la tête, mais en période scolaire je ne fais pas un pas dehors sans un livre à la main: je lis en marchant dans la rue, je lis dans le métro, dans le bus, dans le tram, parfois même à la caisse des magasins. Et puis, les vacances et le travail aidant, je suis passée au walkman, et j'ai eu peu à peu l'impression de découvrir un monde qui échappait jusqu'alors à mon attention.
    Il y a des gens sur lesquels le temps n'a pas d'emprise, qui demeurent jour après jour au même endroit, et que l'on est sûr de trouver si on sait comment s'y prendre. Je les appelle les monuments car j'ai parfois l'impression que, si la population tout entière venait à disparaître, ils seraient toujours là, figés et impassibles comme des statues d'antan. J'ai remarqué la grosse dame en partant au travail un jour de juillet; elle était vêtue d'une robe si colorée que tous les yeux, déjà attirés par son impressionnante corpulence, se posaient sur elle. Elle fait partie des personnages que l'on remarque rapidement mais que l'on oublie vite; je l'aurais sans doute oubliée si je ne l'avais pas revue le lendemain, à la même heure, en train d'attendre le tram sur le quai d'en face. Je n'aurais pas été vraiment surprise si elle s'était contentée de monter dans le wagon lorsqu'il s'est arrêté devant elle, j'aurais pensé à une simple coïncidence dans nos emplois du temps respectifs, mais c'était différent pourtant. Elle n'est pas montée et, en réalité, elle n'est pas montée non plus dans le prochain, ni ce jour là ni ceux qui suivirent. Je l'ai vue chaque jour à la même heure, assise avec un air exténué, regarder passer les tramways sans jamais y monter pourtant. Je n'avais jamais le temps d'attendre davantage et, quand je revenais le soir, elle n'était plus là. Mes horaires sont différents maintenant mais il m'arrive de la revoir lorsque je repasse aux alentours des mêmes heures; elle fait partie de ces monuments qui emporteront leur secret avec eux.
    Je crois que je pensais à elle en rentrant un soir lorsque j'ai vu la dame du balcon, que je n'avais pas remarquée elle non plus jusqu'alors. Tout comme la grosse dame regardait passer les trams sur son siège, la dame du balcon regardait passer les gens du haut de son immeuble, avec un air absent sur le visage. J'ai été troublée lorsque j'ai levé la tête vers elle pour la première fois, parce que nous nous sommes observées en silence sans qu'aucune de nous ne détourne le regard, gênée de s'être aperçue qu'elle avait été repérée. Je me souviens, c'était une soirée triste, avec un ciel nuageux chargé d'éléctricité, et une voix désespérée qui gémissait dans mes oreilles. Je crois que j'avais envie de pleurer mais le regard de la dame au balcon semblait posé sur moi comme pour me donner du courage, ou au moins m'empêcher de me laisser aller. Elle n'avait pas l'air très gaie elle non-plus; je crois que nous avions beaucoup plus qu'un regard à partager ce soir-là, je crois qu'elle ne se sentait pas très bien. Je l'ai revue plusieurs fois depuis, aux environs de la même heure, toujours immobile sur son balcon, un oeil vide posé sur la ruelle déserte. Elle est un monument elle aussi, sans même le savoir; elle fait partie de ces êtres anonymes qui peuplent mon quotidien, et sans lesquels tout aurait un goût bien fade.


     


  • Commentaires

    1
    Roman
    Mercredi 6 Septembre 2006 à 21:09
    Tel que tu en parles, on a l'impression qu'il s'agit repères marquant le chemin de ta vie, la découverte de bornes singulières qui attendent inlassablement.. Mais les bornes ne savent qu'attendre, car jamais pesonne ne vient les retrouver, ce qui est triste en un sens.
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