• Le cloître

    Il fait froid ce soir dehors, tellement froid pour un soir de printemps. Les jours ensoleillés sont proches mais j'ai l'impression de ne plus m'en souvenir; comme si souvent, ils se sont noyés à leur tour dans le souvenir omniprésent des jours moroses. Alors c'est un soir triste, ce soir, c'est un soir nostalgique et amer, un soir désespéré, un soir merveilleux. Je ne les échangerais pour rien au monde, je crois, ces moments insoutenables, ces douleurs si profondes qu'on n'en voit même plus la plaie, dont même la cicatrice échappera à l'oeil nu. Je me suis tissée une peau nouvelle sur une surface creusée de cratères, de temps à autres le voile se rompt, et me rappelle que malgré tous mes efforts je ne pourrais jamais me travestir en quelqu'un d'indemne. J'aimerais bien, je pense, avoir un regard neuf sur le monde, sur les gens, ne me méfier de personne et encore moins de moi. J'aimerais bien revenir à cette période où j'étais capable de m'engager pour des causes, pour des choses futiles qui me semblaient tellement vraies; j'avais l'impression d'avoir le monde à conquérir, et tant de belles choses à montrer aux autres, à te montrer à toi.
    Et je vide ma bière aujourd'hui pour toutes celles que nous n'avons pas bues ensemble, quand j'étais occupée, quand tu avais tant d'autres choses à faire. Est-ce qu'on se souviendra, plus tard, de toutes ces choses qui s'emmêlent déjà; est-ce que je me souviendrais, moi, vieille femme sur un banc, de t'avoir vu pleurer, des bougies flottant sur l'eau, de ces instants magiques où tu parcourais ma peau du bout des doigts. Je la trouvais pâle, tu te souviens, je la trouvais frêle, et toi tu n'avais jamais rien vu d'aussi beau. Et puis je me rappelle de ce jour de février où il s'est mit à neiger dans notre jardin à nous; je me cachais entre les colonnes du cloître en attendant que tu me trouves, j'avais l'impression que si tu arrivais jusqu'à moi, peut être que ce serait un signe. Alors j'attendais, j'entendais tes pas se rapprocher le coeur battant, je me demandais si tu me trouverais vite, si tu chercherais d'ailleurs. Tu m'as pris la main comme par réflexe pour aussitôt la lâcher, confus, comme si tu avais peur que je prenne ça pour un message, un retour. J'avais compris, tu sais, j'avais tellement compris, bien avant que tu n'aies besoin d'y mettre des mots. Mais je crois que j'avais besoin de ces moments, j'avais besoin de courir encore avec toi dans le jardin du couvent, de voir la vapeur d'eau s'enrouler autour de tes mots, et d'entendre tes pas se mêler aux miens, résonner sur les murs de pierre qui nous avaient tant de fois accompagnés.
    Ce sont des souvenirs comme ça qui me restent à présent; alors que tous les autres se mêlent et s'emmêlent, ceux-là resteront toujours à part. Tu étais là, mais plus vraiment non plus; je voulais que tu restes, mais plus vraiment non plus. Et je crois que c'est ce jour là, quand nous sommes rentrés à la maison à la tombée de la nuit en nous jetant des boules de neige, que j'ai compris que même si les choses ne seraient plus comme avant, tout n'était pas perdu pour autant. Je ne peux plus retourner au cloître sans avoir le coeur serré, maintenant, je crois que je ne pourrais plus jamais le montrer à personne. J'ai l'impression de voir ce jour-là dessiné dans les nuages, gravé dans la pierre, fredonné dans le murmure de l'eau de la fontaine. Je ne sais pas si on ira un jour ensemble à nouveau; j'aimerais bien, je crois, pouvoir te raconter tous ces moments là, peut être que tu les as oubliés. J'aime imaginer un futur un peu flou où nous aurons chacun notre vie bien à nous, j'aime imaginer qu'on pourra se voir un jour pour parler de ces moments qui seront si loin dans le passé, qui sentiront tellement le vieux qu'on ne pourra s'en rappeler qu'avec un sourire aux lèvres. Ils seront vagues sans doute, ils seront tellement dépassés, on aura sans doute vécu bien pire depuis, et sûrement bien mieux.
    Mais je ne veux pas te mentir, je veux rien te faire croire; j'aurais le mal de toi. Mais que veux-tu...

  • Commentaires

    1
    Aéline
    Mardi 17 Avril 2007 à 18:01
    Le cloître
    Mon dieu que tu écris bien... Les souvenirs d'un lieu emplis de fragments de notre vie, en te lisant j'ai eus l'impression de voir moi aussi un de ces lieux si marquants où faute de la présence, l'esprit s'y trouve encore. En tout cas félicitation ^^
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