• L'ilôt


    Je ne pensais plus pouvoir un jour ouvrir ce vieux placard à vêtements et y trouver mes souvenirs rangés dans une de ces vieilles boîtes multicolores, qu'on garde par habitude plus que par goût, avec des dinosaures dessus et de vieux autocollants déchirés. Oh ils ont tenté de sortir bien sûr mais il n'y parviendront plus, désormais, ils sont bien mieux là, avec les petits mots de collège et les lettres de détresse, les coupures de magazine, les photos jaunies. Je n'ai plus besoin d'eux pour avancer et, en bien des aspects, je crois que j'ai enfin réussi à me libérer de ce boulet que je traînais depuis tant d'années. J'ai arrêté de me jeter des pierres, de revivre des scènes pleines de larmes, de regretter.
    Je ne regrette plus rien. Ceux qui sont partis ne me manquent plus. J'ai fini par la tourner, cette page, par garder ceux qui en valaient vraiment la peine, ceux qui ont toujours été là. Et quels que soient les intérêts qui guidaient les autres, ils ont fini par comprendre qu'ils ne les trouveraient pas en moi. Et je suis en paix.
    Je suis en paix parce que dans cette mer déchainée qu'est mon esprit tu apparais au loin comme un ilôt de calme, un de ces endroits paradisiaques que les touristes n'ont jamais remarqués, eux qui ne cherchent que des plages magnifiques et des cottages au bord de l'eau. Toi tu es une île avec du relief et des lagons, des cimes et des cratères, et plein de plaines verdoyantes où galoper. J'ai quitté l'esquif qui m'avait embarquée pour accoster ici et, même si j'avais peur de me languir du balancement tumultueux de la mer, je crois que je ne suis pas si mal que ça sur la terre ferme, finalement. Parce que tu es un art de voyager à toi tout seul, qui vaut bien toutes les croisières et tous les billets d'avion, tu me guides sur les courants les plus chauds, ceux que je n'avais jamais vus, moi qui me laissais porter par les vagues. Et parce qu'après une navigation sans fin, orientée à la faveur des étoiles et poussée au gré du vent, c'est ici que je suis arrivée.
    Je suis arrivée et les souvenirs peuvent bien me faire de l'oeil maintenant, ils n'ont plus la place que je leur avais accordée, comme à des enfants un peu trop capricieux auxquels j'ai laissé trop d'espace. Ils ont rejoint les peluches et les doudous de chiffon et je crois qu'ils y sont bien mieux maintenant, peut être qu'ils sont en paix eux aussi d'un côté, le silence les apaisera. J'ai arrêté d'écrire des pensées nostalgiques et même si je me serre encore le coeur de temps en temps, je n'écris plus que pour construire, pour progresser, et je progesse vraiment je crois. Parce que même dans les nuits solitaires où le sommeil ne veut pas m'emporter il y a toujours cet ilôt, quelque part, jamais bien loin, qui se profile à l'horizon. Il est chargé de promesses et d'images d'un avenir coloré, avec son océan azur et son herbe chatoyante, le jaune luisant des plages, le rouge de ses volcans. Et puis bien sûr du brun partout, celui de la terre et des troncs d'arbre, ce brun qui charrie la vie et qui transporte ton regard, ce brun aux pigments purs dans lequel je me noie, je crois bien qu'à la création le monde avait la couleur de ce brun-là.
    Peut être que tu es vraiment un prêtre finalement puisque tu m'as redonné vie, tu m'as soignée et nourrie, tu m'as protégée du froid. L'univers n'a plus cette saveur fade de fin de repas, ni les couleurs ternies du jour qui s'endort, ça fleurit partout chez moi maintenant, du rouge partout et aussi du blanc, des plantes éternelles comme la neige des cimes, et qui sentent bon le printemps même quand l'hiver arrive. Tu masques les feuilles mortes et la pluie dehors, tu recouvres la tristesse d'un manteau et même les larmes, les larmes qui ne sèchaient pourtant jamais, se perdent dans les plis de ton sourire.
    Alors les souvenirs peuvent bien me faire de l'oeil et me relancer de temps en temps, je ne les oublie pas mais je ne les emmène plus, puisqu'ils m'ont prouvé qu'ils n'en valaient pas vraiment la peine. Moi je préfère arpenter l'ilôt, et quand j'en aurai foulé chaque parcelle j'irais me noyer dans ses cascades, sous l'eau la plus fraîche que j'ai jamais goûtée, une véritable caresse sur la peau.

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :