• L'alchimiste

    Stella est partie triste ce soir, elle est partie triste parce qu'elle ne voulait pas partir, en fait, parce qu'elle n'est bien que quand je suis à ses côtés. Elle est partie triste et je ne l'ai pas retenue pourtant, parce qu'il y a des moments où chacun doit se retrouver face à sa propre existence, et même si je sais créer pour elle une illusion si forte qu'elle se prend au jeu, il arrive toujours un moment où il faut soulever le voile. Les gens se sentent vivants avec moi, mais je ne me sens pas vivante avec eux, je ne me sens plus là. Avec elle comme avec les autres, je suis ce qu'elle avait joliment appelé l'alchimiste, je crée des mondes et des bulles que je ne mélange jamais. Chaque ami a sa bulle, le petit univers que j'ai tissé autour de lui, autour de nous, que j'ai noué du lien qui nous unit. Parfois, je mélange quelques bulles, je teste, je regarde ce que ça donne. Mais la plupart du temps je les garde séparées, je m'assure qu'elles n'entrent pas en contact, comme si les voir évoluer ensemble me faisait peur, comme si j'allais perdre le contrôle. Je n'avais pas compris sa métaphore, au début, j'avais juste souris, et puis j'ai fini par comprendre, et j'ai su qu'elle avait vu juste.
    Si je les vois toujours séparément, c'est parce que je n'arrive pas à évoluer lorsqu'ils sont plusieurs, je n'arrive plus à les écouter, à les voir, à les comprendre. La multitude ne me fait plus peur mais elle noie mes émotions, elle les voile, elle les dissout, comme si chaque âme présente réclamait sa part, et que je n'avais jamais assez à donner. Je n'ai jamais été à l'aise avec le monde, j'ai besoin d'observer et d'entendre, de recueillir des notes et des odeurs, des particules, des sourires; le tumulte brouille tout, il perturbe et détruit. Alors je ne mélange pas les bulles, mais lorsque je choisi d'en laisser une évoluer autour de moi, elle ne manque jamais de rien. Et elles sont curieuses parfois, elles demandent à connaître les autres, celles que j'ai vues avant elles et que je vais voir après, celles dont je leur parle à demi-mots. Je crois que j'ai besoin, d'un côté, de garder certaines personnes dans ma manche, comme si elles étaient trop spéciales pour pouvoir être montrées, ou pas encore intimes, pas assez proches, pour que je tente de les mélanger aux autres bulles qui flottent autour de moi. J'ai du mal, ces temps ci, à tisser un univers autour de mon étoile du moment, j'ai du mal à créer autour de lui un monde qui me ressemble, j'ai l'impression de me perdre dans toutes mes bonnes intentions, de ne tisser que quelque chose d'épuré, que j'ai tellement décortiqué de peur de lui déplaire, que ça ne ressemble plus à rien. Cette bulle là est encore imparfaite, elle est chancelante et informe, elle se crée de semaine en semaine, mais elle n'est pas assez nourrie pour pouvoir exister. Il faut plus de temps, plus de sourires et de paroles, plus d'échanges, plus de réalité. Les premiers temps d'une nouvelle relation sont tellement étudiés, tellement maîtrisés, tellement faux, d'un côtés, qu'ils ne donnent qu'une impression vague, de laquelle ne transparaît rien. Et ces mondes que je tisse pour mes amis, ces univers denses et enchanteurs qui ne les laissent jamais indifférents, je n'arrive pas à les recréer pour lui, je n'arrive pas à être moi.
    Il n'y a que Stella qui le connait, ce monde, elle est une bulle particulière parmi les autres, je crois que je n'ai jamais tissé un univers aussi riche, pas même pour les bulles qui flottent dans mon coeur. Je lui ai filé un monde où elle ne s'ennuie jamais, où ses soucis s'éloignent, ou tout n'est que projets, rêves et fééries. Je l'ai si bien tissé que je me prends à rêver avec elle, parfois, lors de nos nuits de perdition où l'heure ne compte plus, où les visages anonymes nous escortent le temps d'une fantaisie, et disparaissent de mon souvenir à la lueur du jour. Et lors de ces envolées lyriques qui n'appartiennent qu'à nous, quand les notes de musique nous enveloppent, que le soleil se lève et embrase nos coeurs, essuie nos larmes de joie et de tristesse qui se sont emmêlées. Je crois que c'est bien la seule bulle à qui je donne une part de mon propre univers, une part de ma propre espérance, de mes souvenirs et de mes rêves. Je crois qu'elle est la seule à les connaître, sans doute la seule à pouvoir les comprendre, sans les juger; peut être les partager.
    Alors Stella est partie triste, ce soir, mais elle n'oublie pas pour autant, elle n'oublie rien, et elle sait. L'univers qui nous entoure ne meurre jamais, il se nourrit de nos rires et de nos larmes, il grandit d'année en année, il perdure. Et même si l'alchimiste que je suis ne mélange pas son monde à d'autres qu'elle aimerait pourtant connaître, elle sait qu'elle n'est jamais bien loin.


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