• Cent'anni

    Je ne me souviens plus vraiment du meilleur Noël que j'ai passé, je ne sais plus s'il avait neigé ce jour-là, qui était présent, qui ne l'était pas. Avec les années, ils finissent par tous se confondre, avec les anniversaires et les réunions de famillle occasionnelles, avec les fêtes et les commémorations, les mariages, les naissances. Autrefois, je gardais tout dans une petite boîte à musique qui se mettait à jouer quand je l'ouvrais; pour moi, c'était le plus beau des trésors, il contenait toutes les choses sans valeur qu'on pouvait me donner à toutes sortes d'occasions et, toutes les fois où je l'ouvrais en étant adolescente ou jeune adulte, il me faisait pleurer. Je ne l'ai pas ouvert cette année poutant, et je ne le ferais pas. Parce que ces choses ont beau être précieuses et chargées de souvenirs que je ne perdrais jamais, j'ai compris qu'elle ne vaudront jamais le sourire des miens.
    Un visage changé, une ride, un berceau, une esquisse de poitrine, quelques dents en moins ou en plus; des visages souriants et d'autres graves mais qui parviennent à se détendre l'espace de quelques heures. Des noms par dizaines, des rires, des chants, et ce délicieux froissement des papiers colorés; je crois qu'au fond je n'ai que rarement pu contempler, parmi mes voyages du corps et de l'esprit, quelque chose d'aussi bienveillant. Et toute la quiétude, que je cherche dans les évasions de toutes sortes, je la retrouve ici, dans ce retour aux sources bienfaiteur, dans ce dénominateur commun qui me lie à tous ces gens, eux qui m'ont vu grandir et changer, qui m'ont vue au pire et aux mieux, qui ne m'oublient pas. Chez nous, on lève son verre bien haut en se souhaitant "Cent'anni", cent ans, cent ans de bonheur et de santé, cent ans d'amour, cent ans de joie. Pour certains bien sûr ça ne veut plus dire grand chose, et ils ne seront peut être pas là pour le dire à nouveau, mais ils ont eux le souvenir de ces Noël de guerre, de famine et d'occupation, où, cachés dans les villages transalpins, ils se souhaitaient Cent'anni avec la larme à l'oeil. A cette époque, comme mon grand père le raconte parfois, il avait dû se cacher dans les meules de foin pour échapper aux armées de Benito, pour ne pas être emporté loin des siens qui, sans leur aîné, n'aurait pas pu subsister bien longtemps. Et ce jour tragique où il était parti plusieurs jours durant pour acheter un sac de blé à Belluno et que, alors qu'il gravissait la montagne en tirant son chariot sur le chemin du retour, les allemands le lui avaient pris. Je vois encore l'émotion briller dans ses yeux lorsqu'il parle de cette période, que nous n'imaginons même pas. Pour nous, petits et arrières petits enfants, c'est un univers lointain peuplé de méchants, qui n'ont eu que ce qu'ils méritaient. Mais pour lui, c'est ce qui fait qu'il lève son verre plus haut que tout le monde chaque année, que ces Cent'anni qu'il nous souhaite à tous, ce sont des années meilleures que toutes celles dont il a le souvenir, peuplées de rêves et de projets, que ceux qui dépendaient du sac de blé n'ont jamais eus.
    Alors ma boîte aux merveilles peut bien attendre ce soir, c'est à lui et à ma grand mère que je lèverai mon dernier verre de l'année, à elle qui a vu le jour dans l'ancienne Babylone lorsque ses parents fuyaient le génocide. Elle a apporté à la famille les senteurs orientales et ce sentiment profond d'exil qui ne l'a jamais quittée. Bien sûr, elle n'a jamais eu de véritable pays autre que celui dans lequel elle a fini par s'installer, celui du nouveau départ, celui du commencement. Je ne sais même pas comment lui souhaiter cent'anni dans sa langue, elle n'a jamais voulu la parler, et ne nous a transmis que les quelques mots fugitifs qui lui échappaient de temps en temps. Mais ce sont elles les véritables valeurs de ces réunions de famille, bien au-delà du repas gigantesque et du temps passé derrière son assiette, d'un aspect religieux qui n'a jamais existé chez nous. Ce sont elles qui nous lient, tous aussi différents que nous pouvons l'être, ce sont elles qui nous rassemblent.

    Buon Natale, Shnorhavor surb tsund


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