• Il y a de ces expériences particulières des fois, des petits moments anodins qui marquent plus que les autres, alors qu'ils ont dans le fond, l'apparence de beaucoup d'autres. Je suis rentrée dans le dernier tram, l'autre jour, j'étais dans cet état d'esprit à la fois soucieux et désolé, le visage collé contre la vitre, les pensées perdues aux quatre coins de la ville. Il y a avait un homme saoûl dans mon wagon qui parlait fort de choses totalement insensées; j'ai dû monter ma musique très fort pour masquer le son de sa voix, et la magie est née.
    Il m'a semblé que les voitures roulaient en rythme, que chaque nouvelle note était accompagnée de l'apparition d'un nouveau passant, que la lumière clignotante d'une enseigne s'accordait à la cadence de la batterie, que les voix qui allaient et venaient étaient incarnées par une feuille, un sac, n'importe quel élément capable de voler, et de suivre le tram durant quelques secondes. J'ai monté le volume à nouveau, quitte à m'en fendre les oreilles; un monde se créait tout autour de moi, englobant les voix et les présences devenues lointaines. Plus rien n'existait en dehors de ces mouvements, de ces pas, de ces frémissements; j'ai remis la chanson encore et encore, pour voir si la magie pouvait prendre à nouveau, et cela marchait à chaque fois. Je m'en souviens, c'était "Crown of Love", une chanson qui me rend triste d'ordinaire, mais cette fois était différente. Je me suis mise à sourire toute seule, sans raison apparente aux autres passagers du tram qui m'ont regardée en coin, avec cette expression surprise et soucieuse, comme s'ils se demandaient si je n'avais pas un grain. Je savais bien que je devais avoir l'air bizarre, mais je ne pouvais pas m'en empêcher; chaque nouvelle voiture qui apparaissait à un moment donné, comme si tout avait été réglé dans cette intention, m'arrachait un sourire, l'impression que les objets eux-mêmes étaient liés aux hommes, aux feuilles, que la technologie n'était au fond qu'une partie de nous-mêmes, notre création, et de ce fait dotée d'une âme elle aussi.
    Mes peurs se sont envolées en l'espace de quelques minutes; la mélancolie que me procure habituellement la nuit s'est muée en profonde quiétude. J'ai terminé mon trajet à pieds, le visage levé vers les grands arbres qui bordent ma rue, dont les feuilles s'agitaient en rythme elles aussi, sans parler de celles qui volaient dans le vent. Je crois que j'ai compris ce soir là qu'aussi profonds que puissent être la peine et le désespoir, il y a toujours matière à s'émerveiller.

    4 commentaires
  • J'ai toujours perçu ma fenêtre comme une sorte de frontière, de muraille, qui me sépare du monde extérieur, qui m'en protège et qui m'en isole aussi. Quand il m'arrive de m'y asseoir durant de longues heures, j'ai l'impression d'observer un univers nouveau, différent, chargé de curiosités et d'interrogations, comme si chaque chose sur laquelle je posais mon regard s'offrait à ma vue pour la toute première fois.
    A l'extérieur il y a le vent, je ne le sent pas mais je le vois secouer les branches, faire danser le linge, animer ce qui est immobile, comme s'il avait la capacité de ramener à la vie ce qui est déjà mort, et ce qui n'a jamais vécu. Je peux presque voir son sourire satisfait quand il emporte les feuilles dans un ballet tourbillonnant, je me le représente avec un oeil malicieux, passionné par cette capacité à transporter les choses, à rendre émouvante la plus mince des brindilles. Je me demande s'il se doute, absorbé qu'il est dans son activité, qu'il y a des personnes qui s'asseoient parfois pour le regarder à l'oeuvre, des personnes qui lui donnent un visage, qui lui donnent un nom. On peut l'entendre murmurer lorsque l'on tend l'oreille, on peut même le voir, pourtant il reste insaisissable, et quand on croit l'avoir atteint, on lève la tête pour réaliser qu'il est bien plus grand qu'on ne l'avait cru.
    A l'extérieur, il y a les gens, ces êtres doués de parole que j'ai pourtant du mal à comprendre, comme si je n'avais pas reçu la même faculté. Ils vont et viennent, chacun son but et sa destination; il n'y a finalement que peu de personnes qui errent, ou alors elles n'en ont pas l'air, et je ne les distingue même pas des autres. J'essaye parfois de m'imaginer d'où ils viennent et où ils vont, je leur attribue un nom, une famille, un travail, une occupation qui justifie qu'ils soient aussi pressés, des malheurs qui expliquent la raideur de leur visage. Je n'aime pas dévisager les gens, et même si je sais qu'ils ne me voient pas, je ne m'attarde jamais sur personne, comme si observer une personne était un acte trop intime pour avoir lieu entre deux inconnus. Je passe sur eux un regard vague, je les vois avant tout comme autant de pièces d'un grand puzzle, et quand la pluie les mouille, j'ai l'impression qu'elle les bénit. Elle m'arrache un sourire béat alors qu'ils sont mécontents et encore plus pressés qu'ils ne l'étaient, la pluie a un aspect mystique qui transforme n'importe quelle journée nuageuse en véritable manifestation divine, sa présence change tout, elle transforme les choses et les gens. Et quand le vent vient s'en mêler à son tour, c'est une véritable symphonie qui s'offre à moi, les éléments chantent et dansent ensemble, unis par ce lien impalpable que je ressens entre chaque être, entre chaque bâtisse, entre chaque pensée.
    Il y a vraiment une cohérence là-dedans, il n'y a rien qui ne puisse être compris, qui ne puisse être vu. Celui qui prend le temps de regarder le ciel y aperçoit des choses que les yeux pressés ratent; il en va de même pour celui qui écoute le vent, pour celui qui regarde les gens passer. De l'autre côté de ma fenêtre, il y a ma bulle, des volutes de fumées d'encens, la lueur de quelques bougies qui éclairent le jour mourrant, les traces de mon souffle contre la fenêtre. Et je souris quand la buée recouvre la vitre: la pluie de l'extérieur arrive jusqu'à moi, elle parvient à franchir la frontière. Et soudainement, le monde entier ouvre ses bras.


    2 commentaires



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires